Sarcophages Mécaniques

Cette chronique fait partie d’un ensemble d’impressions recueillies au travers de nombreuses promenades dans la capitale Argentine. Elles sont toutes disponibles en trois langue (EN,ES,FR) et font partie du projet MIBA développé sur Senses Atlas.

Certains aiment à rappeler que l’architecture est considérée comme le premier art majeur, quelle chance serait alors la nôtre, modestes habitants des villes, de vivre au milieu d’un gigantesque centre d’art à ciel ouvert. Encore faudrait-il pouvoir avoir le temps de lever la tête, l’espace pour s’arrêter et contempler, ou encore de savoir ce que l’on regarde. Et puis qu’est ce qui fait que ce bâtiment est une œuvre d’art et cet autre non ? Surtout si ces deux-là sont mis face à face, ou pire, côte à côte. Cela relève-t-il de la même différence existante entre art et artisanat ? A vrai dire cette distinction qui parfois ne relève que de la sémantique m’importe peu.
A Buenos Aires le modeste promeneur urbain sera simplement satisfait d’avoir le regard accroché par les jeux de lumière entre deux balcons du, le reflet d’une vitrine, la silhouette lointaine d’une tour d’habitation et ses coursives, il sera impressionné par la sensation d’épaisseur renvoyé par une banque ou les volumes plastiques des bâtiments de télécommunication autrefois publics. Il sera probablement plus sensible aux compositions des édifices reprenant des motifs classiques en façade, ou aux maisons aux compositions art déco et leurs bas-reliefs anguleux.

Mais cette galerie de bâtiments et d’éléments architecturaux, monolithes immobiles, exposés devant nous et qui bordent nos allers et venues sont aussi un cadre qui s’efface parfois au profit de ce qui se passe entre ces façades. La proportion de la rue, l’écrasement ou la respiration, l’anxiété de l’étroitesse ou du trop grand. L’espace crée par le vide entre ces pleins est un espace qui s’explore, qui s’investit, qui s’approprie, et qui malheureusement souvent n’échappe pas à la mercantilisation.

Lorsqu’on s’évade des grandes avenues de la ville, des centres urbains et de leur anonymat, l’architecture change, l’échelle du construit et du non construit diminue. Le tissu urbain s’homogénéise pour former des zones résidentielles où se multiplient les maisons individuelles. Loin des flux incessants et du bruit assourdissant on reprend contrôle de sa personne. Il nous est laissé la possibilité de ralentir, de traverser les rues en oubliant parfois les feux de signalisation, de prendre un détour ou de revenir sur ses pas, et finalement de voir émerger de nouveaux éléments occuper l’espace public.

Buenos Aires sculptures

Des œuvres sans artistes s’offrent alors à nous. Pour peu que le jour soit ensoleillé, des reflets argentés viennent d’abord nous caresser le visage, avant de voir germer d’étranges statues. Leurs formes anguleuses, comprimées, tendues, rythment notre promenade. Pour certains ce ne sont que des motos et autres deux roues, des voitures pour les plus rares, cachés sous une bâche. Pour les plus attentifs c’est un équilibre entre l’harmonie et le chaos, la plus pure expression du panneggio bagnato, cet agencement de drap et d’étoffe révélant en occultant le corps mécanique ici abrité. C’est encore une démarche à la Christo, offrir dans l’espace public ses œuvres à tous, en emballant pour mieux révéler. La monumentalité n’est point-là mais leur caractère éphémère se donne à voir aux habitants ou à ceux qui sont de passage.

Buenos Aires sculptures

C’est aussi un masque mortuaire, la dernière expression d’une œuvre mécanique recouverte, qui parfois étouffe. L’aluminium brossé cachant la tôle blessée. Les deux-roues semblent souvent vouloir se débattre et s’échapper, les voitures ont déjà renoncé et accepté le sommeil, parfois éternel. Ces carcasses sous carbonite laissent à rêver d’un paysage urbain où petit à petit tous les véhicules seront emballés sous ces draps funéraires pour ne plus jamais se réveiller. Laissant au piéton la possibilité de parcourir la ville sans relâche, ce fameux musée à ciel ouvert qui s’affirmerait plus que jamais, étendu jusqu’à la limite d’où nos jambes pourront nous porter.

Ces sculptures à l’épreuve du temps immédiat ne seront peut-être plus la demain, dans une semaine ou dans un mois, mais elles auront réussi à encourager notre imaginaire et à justifier leur place dans le fragile diorama urbain.

Buenos Aires sculptures
MIBA

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