Edificio SAFICO, Modernité et Anachronisme
Cette chronique fait partie d’un ensemble d’impressions recueillies au travers de nombreuses promenades dans la capitale Argentine. Elles sont toutes disponibles en trois langue (EN,ES,FR) et font partie du projet MIBA développé sur Senses Atlas.
Suite à ma réconciliation avec le Microcentro je me suis surpris à souvent m’y retrouver au terme d’une ballade non loin de ce quartier. C’est toujours le fruit du hasard, un bâtiment m’intrigue je m’en approche, depuis celui-ci j’en vois un autre et une réaction en chaine se met en place. Je me dirige d’un bâtiment à l’autre comme un bateau suivrait les phares le long de la cote.
Un de ces bâtiments-phares les plus fascinants est le SAFICO au bout de l’avenue Corrientes, j’y arrive souvent au terme de ces sauts de puce inconscient. Sans ornementation et ponctuée de multiples fenêtres carrés comme des centaines de pixels morts, la façade lisse peut paraitre inachevée. Derrière la froideur de la façade y est adossé une tour qui atteint presque les 100m. Celle-ci semble se déployer sur elle-même tel un pieu télescopique pour finir sur une sorte de pyramide ziggourat en 6 niveaux. La rationalité de la façade et sa construction échelonnée répondent en fait au même objectif, un volume sculpté par les restrictions et la tentative d’optimisation de tout l’espace disponible.
Cette tour achevée en 1934 était le plus grand gratte-ciel de la ville au moment de sa construction, véritable guide dans la ville, et je pense qu’on mesure difficilement comment fut la réception de cet immeuble il y a 90 ans de ça. Je suis tombé il y a peu sur une photo de Horacio Coppola de 1936 ou l’on voit des hommes et des femmes en premier plan, costumes, robes et chapeaux d’une autre époque, il y a aussi le tramway et ces vieilles voitures. Mais surtout en second plan, le SAFICO qui domine la ville. Le contraste est saisissant, par son échelle et par son architecture qui est d’une modernité en parfait décalage avec ce qu’il se passe dans la rue en contrebas. Ce contraste nous rend difficile à situer géographiquement la photo, on tente de capter des repères mais le décalage brouille nos connaissances. Pour quelqu’un qui ne connait pas la ville on pourrait très bien être à Chicago dans les années 30 par exemple ou même victime d’un photomontage.
Cette sensation de faille spatio-temporelle rappelle les photos de l’inauguration du pavillon de Barcelone à la même période, où les queues de pie et hauts chapeaux se confrontent à la modernité du plan libre. Cette mise en scène de l’architecture moderne on la retrouve par exemple dans la villa Stein où la tôle de la voiture en premier plan, pourtant également synonyme de modernité, semble souffrir de la mise en parallèle avec la façade libre.
Le SAFICO est encore aujourd’hui un immeuble à part dans la ville Porteña, cependant les véhicules qui passent tous les jours devant sa façade, inverse le rapport de force temporel. L’industrie automobile, plus récente est une industrie en permanente réinvention, synonyme d’un capitalisme débridé ou la mobilité individuelle est un des biens les plus précieux. L’évolution ces 100 dernières années des voitures, par leur puissance désormais bridée, leur design, leurs lignes, leur capacité, et plus récemment le passage vers l’électrique n’a pas été suivi par l’architecture. Non pas que le développement systématique des véhicules soit quelque chose à espérer, le renouvellement incessant est la conséquence d’une machine qui ne peut s’arrêter sinon elle meurt.
Mais l’emballement se fait à une vitesse qui a distancé depuis longtemps l’architecture. Certains pourraient me contredire et vouloir superposer les voitures les plus récentes avec un bâtiment de Zaha Hadid, de Nouvel ou je ne sais quel autre architecte.
Il est alors vrai que les prototypes se marient plutôt bien avec les bâtiments de ces derniers. Mais ça ne ferait que renforcer mon point, qu’ont fait ces architectes pour améliorer les espaces où l’on vit, ou l’on travaille, ou l’on aime et où l’on meurt ? Leurs œuvres monumentales ne sont que synonyme de déconnexion d’un monde où nous luttons pour un futur vivable, des monstres d’ego au budget débridé, l’architecture du caprice par des presque autoproclamés starchitectes. Je vois en quoi c’est utile pour vendre un rêve, j’adhère aux sensations que cela peut procurer, mais il est facile de s’accorder sur le fait que ça n’en fait pas un bâtiment à l’épreuve du temps, à l’épreuve de nos sociétés.
Sans tomber dans une nostalgie, voire un passéisme que je rejette totalement, le SAFICO m’attire sans cesse/m’émeut car c’est le signe d’une modernité passé et dépassé, un phare dans la ville, un point de repère curieux. Son volume m’écrase, sa neutralité me questionne et même m’agace, c’est loin d’être un bâtiment absout de critique bien sûr, mais cet empilement de boite surplombé d’une pyramide aux inspiration mayas est un pont temporel qui a encore toute sa place dans la ville qui l’accueille. Celui qui fut un jour le plus haut bâtiment de la ville est aussi le symbole de contradictions, qu’elles soient miennes ou partagées par d’autres, mais en étant aux antipodes d’un cycle de croissance infini il est peut-être plus ancré dans le réel que bon nombre de ses voisins. C’est un bâtiment qui fut témoin des différentes mutations de la ville, un bâtiment qui existait avant l’Obelisco et sera probablement toujours debout après notre passage. D’une certaine façon le SAFICO était anachronique lors de sa construction mais aujourd’hui peut-être trouve-t-il enfin sa place en nous confrontant à nos limites et notre place dans la ville.