Le logement dans la cité portuaire de Port-Saïd

Written by Martin Jutteau / écrit par Martin Jutteau

Dernière ville africaine coincée au Nord-Est du continent, la ville de Port-Saïd s’est érigée sur un isthme enserré entre une mer, un lac, et très vite un canal qui ouvrira l’Asie à l’Europe. C’est en 1859 que la ville est créée autour d’un port qui reçoit d’Europe les travailleurs et le matériel nécessaires au creusement du canal de Suez. Cité artificielle forcée et modelée par l’entreprise européenne exploitante, elle se démarque par une architecture unique dans les formes classiques de l’architecture coloniale imposée par la France aux espaces urbains administrés. En tant qu’ensemble érigé par et pour les besoins capitalistes de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez (ci-après : « la Compagnie »), l’architecture particulière de la vieille ville doit se lire à la lumière de l’histoire commerciale de l’entreprise.

Une architecture aux mains d’une entreprise

La Compagnie disposait d’une concession d’exploitation du canal de 99 ans à partir de l’ouverture (soit jusqu’à 1968), à la fin de laquelle elle devait restituer à l’Etat égyptien l’ensemble des équipements construits. Cette obligation influença la planification et l’architecture de la ville.

  • Concernant la planification, la compagnie a souhaité créer un damier composé de modules carrés séparés par de larges artères. La première raison est de créer une ségrégation communautaire pour séparer les travailleurs de cette cité cosmopolite (en 1880, les trois quarts des travailleurs de la ville sont européens) et pour isoler la ville arabe de la ville européenne. La seconde raison est de permettre facilement la multiplication de ce modèle géométrique selon les besoins d’extension. À la lecture des cartes disponibles entre 1895 et 1908, on constate que la ville s’est à l’origine concentrée autour des bassins du canal à l’Est au plus proche des terminaux, et s’est étendue de manière ordonnée et linéaire vers l’Ouest de la bande de sable, où l’espace était disponible et plus facilement constructible. Les premières décennies de la ville n’auront donc pas vu les bords du lac Manzala (au Sud) et de la mer Méditerranée (au Nord) être investis par l’urbanisme de la Compagnie. L’épicentre commercial de l’identité de la ville explique peut-être son rapport plus distant à la mer Méditerranée, en comparaison avec d’autres villes portuaires du bassin.
  • Concernant l’architecture immobilière, la compagnie s’étant vu concéder des terrains parallèlement à l’exploitation commerciale du canal, elle dispose d’un droit d’usufruit sur le territoire concédé et sur l’immobilier construit pour les besoins de l’exploitation. Cette concession lui permettait donc la gestion libre de l’architecture urbaine et l’entreprise adopta une gestion paternaliste et verticale de l’espace pour les travailleurs. La trajectoire architecturale et immobilière sera toujours en recherche d’équilibre entre le besoin d’être attractif pour les salariés et rentables pour les actionnaires.
Carte de Port Saïd, 1885.
Une architecture coloniale singulière ; la contrainte d’une ville artificielle

Par rapport aux formes d’architecture que les puissances industrielles ont imposé aux pays colonisés, l’architecture de Port-Saïd dispose de particularismes dont la ville tire encore une partie de son identité.

La singularité principale se dresse dans la vieille ville, concentrée et développée autour du canal. Il s’agit d’habitations d’environ quatre étages pour lesquelles un volume unique est entouré par des coursives en bois appelées à l’époque « vérandas ».  L’omniprésence du bois dans les bâtiments peut trouver son explication dans la sélection du constructeur par la Compagnie. Celle-ci avait lancé un appel d’offre pour la construction de chalets ouvriers qui sera remportée par une entreprise normande spécialisée dans le bois. Il est possible de s’interroger sur le choix de recourir à ce matériau peu utilisé dans la région et pour l’importation duquel, la Compagnie a déployé des moyens ambitieux. Cette importation laisse-t-elle supposer une volonté d’ériger une nouvelle identité européenne locale à laquelle les logés européens consentiraient ?

Ces modèles étaient très courants dans le centre de la France, particulièrement dans les stations thermales et balnéaires car les galeries protègent la façade des rayons directs du soleil. Il permet également dans le cas d’une cité ouvrière, de constituer l’espace de distribution des pièces souvent engorgées. Bien que ce style ait été imposé ailleurs, il est rare de trouver ces façades dépassant deux étages, et il est unique d’en trouver un tel nombre si concentré spatialement. Ces deux particularismes s’expliquent par l’artificialité de la ville, construite sur un étroit banc de sable, laissant donc peu de terrains constructibles. 

Ainsi, la singularité de ces constructions s’explique en partie par l’impératif de loger les nombreux travailleurs dans un espace artificiellement érigé.

Verandas Port Said
Cartes postales du début du XXème siècle faisant figurer les vérandas de bois sur des volumes à un, deux, trois ou quatre étages.
Des références stylistiques en miroirs de l’exploitation du canal

Durant près d’un siècle d’exploitation du canal, la ville va évoluer en adoptant une variété de formes et de styles, rythmée par la vie industrielle du canal. A ce titre, trois temps d’architecture ont été distingué selon le degré d’importation stylistique, qui se comprend à la lumière de cette histoire commerciale.

 

De la fondation de la ville en 1858 à la fin des années 1860, l’architecture du logement ouvrier est marquée par une importation des formes, des techniques et des matériaux. Les premières constructions sont des baraquements au caractère provisoire qui rapidement seront remplacées. Ensuite, l’importation onéreuse des chalets ouvriers trop couteux sera la cible première des économies. L’analyse de l’architecture urbaine renseigne d’ailleurs sur la ségrégation précoce mise en place entre les travailleurs, là où les travailleurs égyptiens sont logés dans des habitats de fortune quand d’autres types de logement sont spécialement destinés aux ouvriers européens, eux aussi répartis différemment selon leur origine.

 

Entre les années 1870 et 1930, l’architecture est marquée par l’utilisation des matériaux locaux (briques, tuiles, pierres) mais restant imperméable aux courants contemporainement utilisés en Égypte (néoclassicisme, éclectisme, régionalisme arabisant). Le logement ouvrier ne connaitra alors guère d’évolution de son répertoire décoratif contrairement à l’architecture patronale qui est protégée des contraintes économiques. Cette dernière renouvellera son registre ornemental au début du XXème siècle : planchers en béton et toit en tuiles, alternances de piliers et fin poteaux, utilisation de briques bicolores, chaines d’angles, etc. L’histoire de l’architecture régionale ne renseigne que très peu sur la variété des décorations permises par les artisans locaux au niveau des cornières, des balustrades et des lambrequins. On peut alors imaginer que les artisans étaient peut-être originaires de la ville menuisière de Damiette, proche de Port-Saïd.

Exemple d’architecture patronale, 1927, Paul Albert.

Traditionnellement, les formes stylistiques de l’architecture industrielle et du logement ouvrier sont dictées par les normes techniques et sanitaires. Par exemple, au moment où la compagnie édifie des constructions sur l’autre rive dans la nouvelle ville de Port Fouad, elle s’inspire des constructions des mines françaises de Dourges dans le Nord de la France. On constate d’ailleurs à ce moment l’amélioration nette de la qualité architecturale de ces nouvelles conceptions, du fait de la recherche par la compagnie de nouveaux investisseurs privés. Ces nouveaux types de logement adressés aux ouvriers européens sont des logements individuels assemblés en ilots où respirent des jardins privatifs. Ils sont décorés par du moellon et du mortier coloré, des briques en ciment ou colorées. Les constructions ont un seul étage avec des balcons aux fenêtres, un auvent et des garde-corps en bois ou en brique. Cette période d’évolution de l’habitat concernera également les travailleurs égyptiens qui seront assemblés dans des groupes de logements disposant d’une cour intérieure commune. Ce modèle, justifié par le prétendu mode de vie communautaire des travailleurs autochtones, permet surtout d’avoir des habitats denses donc économiques et de faciliter leur contrôle.

Logements pour ouvriers européens, 1922, Paul Albert.

Quant à ce qui donne peut-être à Port-Saïd sa singularité architecturale, l’histoire des vérandas aide d’ailleurs à saisir la prégnance des politiques publiques, particulièrement des politiques sanitaires, qui seront un levier dans le bras de fer entre l’Etat égyptien et la Compagnie. Notamment, une loi d’urbanisme égyptienne interdira les vérandas en 1921 après les avoir limités aux rues étroites en 1889. C’est dans ce contexte de régulation de la construction que les façades à arcades sont apparues à la fin du 19ème siècle en important les formes de la Rue de Rivoli parisienne. Ces vérandas n’étaient de toute façon plus entièrement acceptées par les locataires qui émettaient la volonté de les cloisonner par des parois vitrées. Plus encore, dès 1912, leur construction avait été freinée du fait du coût important de l’importation du bois et de l’entretien des façades.


Après les années 1930 jusqu’à la nationalisation du canal de suez en 1956, la grammaire architecturale de la Compagnie va s’absoudre des références de l’architecture coloniale et utilisera davantage le style art-déco méditerranéen également utilisé dans les nouveaux quartiers du Caire ou d’Alexandrie. On assiste alors à la modernisation de l’architecture de la Compagnie, toujours en retard jusque-là sur l’architecture contemporaine égyptienne. Ce rattrapage à marche forcée de ce retard s’explique peut-être par le contexte dans lequel une élite aspirait à davantage de modernité et d’ouverture depuis la signature en 1936 du traité anglo-égyptien qui donne à l’Etat africain une indépendance formelle quasi-complète. On voit ainsi se construire des loggias à arc en plein cintre avec une utilisation de la production locale ; deux clefs de ce qu’on appellera ensuite l’architecture rationaliste méditerranéenne. Cet alignement sur la modernité égyptienne va même irriguer l’architecture des habitats. Pour les logements ouvriers, ce nouveau style va s’accompagner de nouveaux modèles, présentant désormais des pergolas, des loggias, des cages d’escalier saillantes. Il sera le style de la Compagnie jusqu’à la nationalisation du canal.
En se promenant dans la ville de Port Saïd, on apprend donc peut-être davantage sur l’histoire du canal en regardant la vie des travailleurs qu’en regardant le travail de leur vie.

Sources:
Baedeker, Karl. “Egypt, Handbook for Travellers. Part 1. Lower Egypt, with the Fayum and the Peninsula of Sinai” (K. Baedeker: Leipsic, London 1885).
Travelers in the Middle East Archive (TIMEA). http://hdl.handle.net/1911/9317. (January 19, 2016).
TER93

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